LE BANQUET DES CORBEAUX
Un soleil perçant brûlait tant la plaine que les cadavres. Le reflet métallique des armures salies par la poussière de cavaliers de réserve qui piétinaient vainqueurs et perdants d'un engagement déjà fini, brûlait les yeux. Plus amoindri encore, celui des bouts de ferraille tâchés de sang de la centaine de fantômes et du millier de mort. Dès le début du combat, alors que nous attendions avec la cavalerie, ce carré d'herbe asséchée au milieu de tout me renvoyait une sale impression.
Le choc de cavalerie initial avait eu lieu une portée de flèche derrière l’endroit où je me tenais, présentement, à moitié hébété. Et on l’avait gagné la main haute. C’est à pied et au milieu de ce carnage que nous autres de la garde d’élite avancions, avec arbalètes et cimeterres, tout le tintouin, pas pour percer les flancs ou pour briser les lignes, non, cette fois, simplement pour se débarrasser d’une seule emmerdeuse de Dayne. Et on l’avait fait, ça aussi. Les provocations de Mandric Allyrion ont ramené l’Epée du Matin au milieu du traquenard le plus foutument évident des cinq dernirères guerres. Pas de duel, pas de gloire, même pas le luxe de frapper du fer pour se défouler. Un fin voile de cavaliers brillanta au soleil se jettant sur une ligne de fantassins en apparence étiolée. Les deux hérissons de piquiers, les bourriquots sur les flancs, interrompant les charges et les vollées pour assister à l'imprudent mouvement.
Son cheval bondissait par-dessus un rocher en hauteur quand le carreau tiré par Sardine l’a atteint à la poitrine, fauché en plein vol, envoyant voler son cure-dent éthéré nommé Aube. Un tir d’anthologie. Et derrière, elle s'est faite trucider, la gamine, sans avoir fait couler la moindre goutte de sang. Cinq baroudeurs, à la pique, en ont fait une bouillie de noblesse, l'assaillant férocement à l'instant même ou elle touchait le sol.
Que croyait-elle exactement ? L'estime de quelques uns de ses nobles compères, spadassins durs-à-cuir de guerre n'ayant jamais vu le jour, parfumés et fier de leur sang mais vert comme l'herbe du Bief, passionnés de tournois ennuyeux et de mêlées sans enjeux ? La guerre, la vrai, on ne la fait que pour deux raisons : y survivre ou la gagner.
Et nous étions des chiens de guerre, authentiques, endurcis, le crâne farci du souvenir de ceux qui sont tombés, les yeux pétillants de la lueur violente de ceux qui s'amusent à la guerre, qui connaissent la fragilité du corps humain et ne respectent que leurs chefs. En courant vers Mandric Allyrion, quelqu'un qui en lieu et place d'un canasson bariolé et d'une épée de légende, se battait à la hache et au poignard, elle était déjà morte. L'escrime d'une trentaine de chevaliers éduqués contre la rouerie des gardes du corps d'un aventurier de renom. Ce combat, nous l'avions vécu en sachant qu'il marquerait les mémoires.
C’est après seulement que ça a commencé à puer. La rencontre de cavalerie était d’ores et déjà bouclée, mais avait déjà prit un lourd tribut, car nous avions été considérablement exposé au choc, et l'étions encore aux flèches et aux piques. La bataille était loin d’être terminée. L’adversaire partant à toute allure pour éviter que la méchante trempe qu’ils se soient prise n’achève le combat – une rebiffade qu’on doit sans doute à un quelconque général plus expérimenté, j’ignore lequel – il a fallut progresser sous les flèches pour, à courte portée, leur balancer une volée de carreaux très, très vilaine. Les arbalètes Myriennes décochent trois tirs d’un coup ; autant dire que nos deux cent gaillards, même amoindris et épuisés, quand ils ont lâché le feu, ils n’ont pas fait que chatouiller la ligne de piquier. La brêche ouverte, et la cavalerie déjà amochée, c'est la piétaille qui s'est jeté corps et âme sur les fers dénudés.
Sur les flancs, je n’ai pas trop saisi ce qu’il s’est passé, mais je suppose que faire tomber les étendards Ferboys qui ornaient les deux petites collines n’a pas été aisé. Je me doutais que ça avait été une affreuse boucherie là bas aussi, mais de là où j’étais, j’en voyais pas grand-chose.
Ici, après tout ce harcèlement et ces assauts improbables, c'était devenu une mêlée, les deux lignes se rencontrant pour de bons, l'une épuisée, l'autre massacrée, les généraux des deux camps désormais conscients que ça n'est pas seulement la piétaille qui va déguster, mais que chaque chevalier et chaque noble rsque sa vie pour de vrai.
Des canailles, des durs à cuire, et quelques aristocrates encore sidéré. Il ne restait que ça et des charognes, après trois heures de boucheries dégénérées. Ca et là, des vétérans de quatre batailles demeuraient tétanisés comme moi par l’invraissemblable cauchemar, tandis que la bleusaille de passage, qui partait à l’avant – des combats se prolongeaient ça et là au loin – se chiait dans le froc en voyant ses aînés à moitié brisés. Une centaine de fantômes, blessés, agonisants ou brisés mentalement, qui erraient au milieu d’un plat principal qui ferait peur aux corbeaux les plus affamées.
L’os et la chaire ouverte, ravagés, le fer tordu et les éclats de bois, en quantité invraissemblable, s’amoncelaient au dessus d’une flaque titanesque de sang et de tripes. Les cavaliers accéléraient pour éviter que leurs montures s’affolent, les piétons qui partaient au combat vidaient boyaux et sens communs à la vue et à l’odeur de la barbaque dans laquelle, moi, je flottais jusqu’aux genoux. Je m’extirpais pour ma part à peine de l’ivresse du carnage, mais je m’étais rendu compte depuis une dizaine de minutes déjà que j’avais le bide à l’air, percé d’une lance qui avait dérapée. Le trou n’était pas énorme, mais il allait d’un coté à l’autre, et, pour être honnête, il n’aérait pas du tout. Au contraire, ça refoulait carrément.
Le soleil qui recommençait d’un coup à me taper sur la caboche faisait subitement beaucoup plus mal. Je tenais d’une main mes intestins, persistant à vouloir les garder au chaud. Ma lame était perdue quelque part dans le cadavre d’un petit bonnet de piquier au dos solide, mais je tenais encore le poignée en main, incapable d’ordonner à ma poigne de se desserrer.
Que faire exactement ? Patauger, encore ? Quelque part, je sais que je vais mourir, et pourtant, les images qui me viennent, ce ne sont pas les bonnes. J'ai déjà frôlé la mort, j'ai déjà survécu à des blessures infâmes, toujours protégé par une bonne étoile, soigné par des chirurgiens d'exception, délirant des jours durant dans l'espace entre la terre, le ciel et les Sept Enfers. Et je sais ce que c'est, revoir tout, ressasser quelque chose d'incohérent, puis sentir la fatigue, s'endormir, penser qu'on ne va jamais se réveiller.
Hors, là, tout ce qui me venait, c'était des figures de style, des souvenirs de mes premiers amours à la Citadelle, et des images de guerre, mais pas celles qui s'imposent normalement. Je revoyais des blessures terribles et les figures qui leurs survécurent ; des bourbiers infâmes et ma bande de copains, dont pas plus de quelques uns restaient au sol, beaucoup pour se relever avant la fin. On avait survécu à tout. On nous avait surnommé les Tranches-Montagnes, on bombait le torse à chaque fois qu'on défilait, peu importe l'endroit, peu importe si les bouseux du coin ne nous connaissaient pas. L'élite d'une bande d'aventuriers, vigoureux comme des amants, fiers comme des Dorniens et féroce comme des pirates.
Cette impression, c'était peut être mon corps qui me disait qu'il allait survivre.
Sans m'en rendre compte, je continuais à marcher, mes jambes n'abandonnaient rien, et ma tête ne contredisait pas, car quitte à mourir, autant sortir des méandres sanglantes de cette mêlée. En avançant, le temps passait vite ; j'avais l'impression de lire en diagonale.
Au bout de trois souffles, j'arrêtais de patauger, et je me rendais compte que c'étaient mes bottes qui faisaient ce clapoti0. Elles étaient rouge cramoisi. En baissant la tête pour les regarder, j'aperçus sur ma droite le cadavre défiguré de Sardine, percé de part en part. Il ne pourra jamais revendiquer son exploit, le pauvre.
En la relevant, le soleil me frappa de plein fouet, et la moitié de mon corps se réveilla, seulement pour m'indiquer sa douleur. Ma bouche était poisseuse de sang, un mélange de gencives et de dents écrasées, bouillie infâme dont le goût me restera longuement. Mon bras droit était un chiffon douloureusement tordu. Trois plaies légères m'envoyaient des signaux irritants. A chaque battement rageux de mon cœur, j'avais l'impression que le sang ne parvenait pas aux jambes, qui se transformaient en bois, et dont les veines allaient exploser.
J'ignore combien de temps je continuais ainsi, oscillant entre la stupéfaction de la souffrance revenant à elle, la marche méthodique et ablative, et les souvenirs chaotiques, qui perdaient mon esprit dans les marécages d'une vie oscillant entre le lyrisme populaire et la catéchèse militaire. La Citadelle, ses livres que je n'ai jamais lu, les violences inoubliables de ma vingtième année, les marécages affreux du mercenariat, puis Tyrosh, Dorne, la guerre civile plein de désespoir, Essos et ses expéditions, l'audace de chef qui petit à petit gagnaient tout ce qui me restait de mental.
De temps en temps, un bruit distrait me rappelait que cette guerre continuait et continuerait, bien après ma mort. Certains soldats, aujourd'hui, marcheraient tout la journée sans jamais arriver au contact. D'autres sont mort d'une flèche égarée, alors qu'ils rêvaient de se couvrir de gloire. D'autres encore, dans les chaumières des Marches, avaient placé leurs armes au dessus de leur porte, mais ne savaient pas encore qu'ils allaient, avant la fin de l'année, l'emmener avec eux, suivant un seigneur dont ils ne connaissaient même pas encore la figure, et répondant aux aboyements de sergents durs à cuir.
J'étais parvenu sur une butte, et je me rappelais avoir pensé il y a quelques minutes, que c'était l'endroit idéal.
Mon esprit s'affaisa en même temps que mon corps. Quand je réussis à m'asseoir, j'eu l'impression d'avoir le poids d'une galère. Quand je fus allongé, ma main tomba presque délicatement sur le sol, et effleura une herbe asséchée, plus douce que tout le reste. Je contemplais une scène presque caricaturale du carnage, bannière brisée flottant douloureusement, râles d'agonies non-audibles mais qu'on devinait à la posture prostrée des blessés. Mais la mare de sang, le nombre et la densité des cadavres, même en tapisserie, donnerait envie de vomir.
Une figure s'avançait, ethérée. Je ne voyais plus rien de vivant, quoiqu'en cherchant ce fut possible, et que je devinais que les combats d'arrière-garde dans mon dos n'étaient pas si loin. Au loin, le camp semblait distant et ridicule.
L'homme était plus une forme, encapée, ombre au milieu d'une plaine ensolleillée, à peine effleuré par les rayons. Les traits de son visage semblaient tantôt sveltes et taillés dans un marbre doré, tantôt gaillards et musclés, plus je le regardait, moins j'avais l'impression de le voir. Son armure était d'un cuir renforcé de lamelles d'acier, et il avait quantité d'armes et d'outils exotiques sur lui. On aurait dit le porte-bannière d'une armée de fantômes ; mais son allure spectrale contrastait avec un visage de conte et une épée de saint.
Elle brillait comme un phare dans une nuit pluvieuse, mais son éclat trompeur se fondait dans une ombre faussée ; comme si elle s'entourait des ténêbres qu'elle prétendait dissiper.
A aucun moment, je ne me posais une question sur l'intention de l'homme, la raison de son itinéraire sur le champ de bataille.
Il s'avançait vers moi, et à mesure qu'il gravit la butte, sa figure rapetissit ; puis, il fut au dessus de moi, et il était gigantesque. Mais pas plus qu'avant, je ne réussissais à préciser ses traits dans mon esprit, à le fixer sans le perdre.
Sa voix glissa doucement sur la plaine, comme si il cherchait à ne pas déranger les âmes qui s'échappaient.
– Vous avez quelque chose qui m'appartient, je crois.
Ni mon corps ni mon esprit ne pouvaient faire autre chose que suivre la scène. Le peu de concentration qui me restaient cherchaient à déceler un trait ou une couleur m'indiquant quoique ce soit, commandé par un sursaut de l'instinct du spadassin.
Il me regarda, je le devinais, et s'attarda sur ma poitrine.
– Je ne pense pas que vous survivrez longtemps, aussi vais-je me permettre de vous faire subir quelque chose de désagréable à tout être promit à des nuits de sommeil futures. Je m'en excuse par avance. Mais si vous me facilitez la tâche et m'accueillez, je puis vous promettre de tenter de vous apporter quelques chances d'en réchapper.
Il se pencha, commis cette erreur, et mon esprit se raffermit comme si, en plein milieu de la bataille, un instinct brutal m'avait fait exécuter une botte parfaite.
– Je vous connais.
Eut il l'air surpris ?
Les images me revinrent brusquement. Des scènes de tempêtes nocturnes et de vents froids contrastant en tout point avec le soleil étouffant. Le choc des navires, les allées maudites. Des fines lames du monde entier, l'incertitude permanente, les combats de rue interminable.
– Vous étiez à Tyrosh. Je vous connais.
Il se releva d'un coup sec, comme démit de sa fonction de spectre aux intentions insondables. J'en étais certain, il était étonné, et si il cessait sa mise en scène, c'était par calcul. Sa main gauche sortit de sa cape, gantée d'un acier noir, et, posant un genou au sol, il se pencha vers moi.
– C'est une rencontre fortuite et intéressante. Mais cela ne change pas grand chose à nos affaires, et nous discuterons de ces souvenirs de guerre en une occasion plus chaleureuse ; si toutefois vous survivez.
Son œil droit, grand ouvert, semblait changer de couleur ; mais sa pupille flamboyait d'une flamme jaune. Le gauche était de couleur jade, figé à jamais, et, alors que la main gantée me saisist le bras, j'eu un frisson, le pire de ma vie. Je relevais la tête, et, chuttant dans le gouffre de son œil mort, j'hurlais, et ma conscience s'effondra, sans ultime image ni pensée.