Tel le Rige des Marges Rouges
Manfreid Whent et Malvina Dayne quittèrent les météores alors que le jour n’était pas levé et que Thoren et Jeanne dormaient encore. Ils revenaient tous de la Treille et de ses nombreuses festivités. Les deux voyageurs étaient à cheval accompagnés seulement de mules transportant vin et nourritures. Ils prirent la direction d’un massif montagneux blanc-jaune dont seuls les sommets étaient éclairés par le soleil levant.
Manfreid décréta l’arrêt à l’aube du second jour et déclara à Malvina qu’ils n’étaient plus qu'à une journée de marche du lieu qu’il cherchait. Ils camperait donc ici et passeraient la journée à s'entraîner.
La première séance sembla tout d'abord habituelle pour Malvina, sur un terrain dégagé, épée mouchetée en main. Ils échangèrent des passes d’armes toute la matinée. Manfreid ne disait rien, Malvina avait l’impression qu’elle perdait juste son temps. Où était donc l’entraînement incroyable qu’on lui avait promis ?
Après manger, l'entraînement reprit. Manfreid se mit alors à parler, se montrant soudainement insultant. Ses coups changèrent du tout au tout, il traita Malvina de petite pute dornienne, de chienne, de connasse qui ne sait pas tenir une épée tout en la désarmant… Les insultes pleuvaient. Malvina s'énerva rapidement et redoubla d’efforts pour faire payer ses paroles à son adversaire. Elle eut pour seule récompense de ses efforts un pain monumental qui l’envoya à terre. Alors qu’elle s'était assise sur le sol, tentant d'endiguer le flot de sang s'échappant par son nez, il lui tint à peu près ce discours :
« Tu n’es pas un guerrier, et par là je n’entends pas que ton sexe t’en empêche. Tu n’as pas l’esprit guerrier, tu es une brute, pas si différente de celles qu’on trouve dans n’importe quelle taverne ! Bien sûr tu as de la technique, tu as été instruite militairement, mais il te manque le plus important. Arghan Swann, ton ancien mentor, fut un mauvais maître d’arme pour une raison bien simple : il est un guerrier, mais ça ne lui est pas venu à l’esprit que d’autres combattants ne puissent l’être. Avec n’importe quel autre élève, sa technique aurait porté ses fruits et le guerrier en serait ressorti avec une nouvelle panoplie de coups. Mais toi, tu es hermétique, pleine d’arrogance, tu ne peux pas apprendre. En tout cas pas encore … »
Manfreid sortit d’un petit sac 7 statuettes de bois qu’il déposa sur le sol.
« Voici les 7 facettes de notre dieu. »
Il prit celle du guerrier dans ses grandes mains rugueuses et la montra à Malvina.
« Moi aussi, durant ma jeunesse, j’ai cru que le seul à qui un chevalier devait se vouer était le guerrier. S’y abandonner tout entier faisait de toi un vrai combattant, voilà ce que je croyais, mais c’est faux.
Un guerrier est comme dieu, sept reflets en émanent, sept nuances que tu dois aborder, comprendre et devenir. »
Il se releva précipitamment.
« Mais nous avons beaucoup trop parlé déjà. Va te laver le visage dans le ruisseau et repose toi.»
Et tandis que Malvina s’éloignait déjà, il ajouta :
«Tu vas en avoir besoin... »
En effet, elle en eut besoin. Car après s’être réveillée et avoir pris un repas frugal, elle eut le déplaisir de se faire annoncer par Manfreid que sa jument était blessée. Ils voyagèrent toute la journée, Malvina à pied avec les mules et Manfreid sur son cheval, ne faisant qu’une pause pour manger quand le soleil atteignit son zénith.
Le soir, ils arrivèrent à un village montagnard en ruine et inhabité. Manfreid annonça à Malvina qu’ils y établiraient le campement et resteraient durant toute la durée de l’entraînement. Celle-ci dût mettre sa fatigué de côté pour suivre les ordres de son maître. La longue marche sans cheval avait eu raison de toute son énergie.
Il lui indiqua l’emplacement du puits et la façon de dresser le camp, puis ils libèrent les mules de leurs chargements. Soudain, Manfreid s’approcha de la jument et dit :
« Cette bête est magnifique, taillée pour courir. Dommage qu’elle ait dû suivre à un rythme si lent notre petite compagnie... »
Sur ce, il l’enfourcha et la fit partir au trot sur le sentier. Il la poussa dans une accélération et revint près du campement, paradant sous les yeux de Malvina. Celle-ci comprit et, pleine de rage, quand Manfreid sauta à terre, elle se rua sur lui :
« Menteur ! Elle n’a jamais été blessée ! Et vous m'avez fait marcher toute la journée ! Je vous faisais confiance !! »
Manfreid partir d’un rire tonitruant :
« Ma belle, si tu avais songé à y regarder d’un peu plus près tu aurais vite vu que ta jument pouvait largement te porter ! N’est-ce pas toi qui t’en occupe, ne sais-tu rien des équidés ? Oh, mais je vois, tu trouves cela injuste ? »
Malvina s’insurgea, tant pour la situation que pour le surnom dégradant :
« J’ai marché jusqu'à avoir les pied en sang. Mon corps est transi de crampes et de la transpiration me couvre comme une souillon ! Tu n'as aucun de ces problèmes, toi qui as chevauché sur ton cheval ! Tu es injuste. »
Manfreid sourit et descendit de cheval tout en expliquant :
« Tu vois ce village en ruines ? Il n'en a bien entendu pas toujours été ainsi. Ici ont vécut des hommes, des femmes et des enfants. Ce n’était pas un grand village, ils étaient sûrement moins de cinquante à vivre ici, mais je vais te raconter leur histoire. Dans ces montagnes se cachait une bande de pillards qui terrorisait les environs, pillant, tuant et violant. Enfin tu vois, le plan habituel quoi. Et donc on envoya une troupe dirigée par un chevalier leur régler leur compte. Des soldats pas fainéants, ils vinrent dans les montagnes. Et là, je ne sais pas comment ils ont foutu leur compte, leur chef devait être un putain de Tarly, parce qu’ils se sont retrouvés à attaquer ce pauvre village et massacrer ces habitants en pleine nuit. Les bandits ont vu ça et ont détalé en vitesse, on les a pu jamais revus, alors les soldats sont rentrés comme si de rien n’était … »
Manfreid posa une main calleuse et paternelle sur l’épaule de son élève :
« Voilà ma première leçon : celle du père, symbole de justice. Dans le monde, il y a toujours une plus grande injustice que tu ne le crois. Sois toujours juste et ne te plaint pas de ce qui est finalement bien petit. »
Bien sûr, en vérité, Manfreid avait inventé de toute pièce cette histoire de bandit. En réalité les habitants avaient tout simplement délaissé ce pauvre village pour aller s’installer dans un endroit moins rude. Mais cela, Malvina ne le saurait pas.
Celle-ci, occupée à ruminer son sort, dut avouer que face au destin de ces pauvres gens, elle pouvait s’estimer heureuse d’avoir marché une journée durant et d’avoir conservé sa vie. Désormais, le lieu dans lequel ils campaient lui procura un vif malaise. Elle avait la peur constante de souiller la sépulture sordide de ce village au destin tragique… elle se coucha avec cette impression tenace et ferma difficilement l’oeil sur de récurrents cauchemars.
Le lendemain, Malvina restait tout de même énervée contre Manfreid. Après son petit déjeuner, elle se prépara à l’entrainement et regarda le maître préparer la séance. Etrangement, Manfreid sortit de ses besaces du fer, de l’osier et du bois et lui dit de ranger armes et armures. Et en effet, cela aurait été bien inutile à Malvina, car pendant deux jours dans l’ancienne petite forge du village elle martela le fer pour en faire un poignard. Assise sur un rocher elle tailla le bois pour sculpter un petit bateau et assise en tailleur dans le campement au coin du feu elle tressa l’osier pour fabriquer un panier.
Après trois jours de travaux, la deuxième épreuve de Manfreid commençait à prendre forme. Bien sûr, Malvina dût apprendre la patience de faire et défaire, apprendre de ses erreurs, Manfreid dispensant son enseignement en la laissant faire pleinement, même lorsqu’elle se trompait.
La jeune femme se dévoua pleinement à son travail, bien que ses erreurs lui coutassent. Elle était reconnaissante envers Manfreid de laisser son corps se reposer et reprendre des forces. Et bien qu'elle soit encore énervée contre ses méthodes fort peu agréables, elle voulait gagner son admiration, quand elle avait échoué à gagner celle d’Arghan Swann.
Le matin du troisième jour, Malvina donna à son maître ses créations. Elle était fière d’avoir relevé ce défi sans grandes difficultés.
Manfreid pris alors le poignard et le mit à fondre dans le brasier de la forge. Aussitôt, Malvina se jeta sur lui pour l’empêcher de réduire son travail à néant, mais il la mit au sol sans ménagement et l’obligea à regarder son poignard rougir dans les cendres ardentes jusqu'à n’être qu’une bouillie fondue, portée au rouge. Quant au bateau, Manfreid le jeta dans le feu de camp et écrasa sans pitié le panier d’osier, non sans avoir envoyé une Malvina révoltée rouler au sol.
Tandis que la dague devenait métal fondu et informe, Malvina pensait à tous ces coups de marteau qui lui faisaient encore des crampes aux bras, aux braises qui lui avaient sauté au visage, à la chaleur étouffante. Et alors que la petite sculpture de navire devenait cendres, elle repensa aux coups de couteau qui avaient entaillé les doigts, à l’image qui était née dans son esprit et qui ne verrait pas le jour. Et alors que le panier gisait ruiné sous les pieds du géant, elle pensa à toutes ce temps passé, à la concentration qu'elle avait dû trouver, à la douleur de rester dans cette position de travail, tout cela pour rien car tout était détruit.
Lorsqu’elle eut séché ses larmes de rage et calmé ses esprits, Manfreid s’approcha :
« Voilà ma seconde leçon, celle du ferrand : il est plus rapide de détruire que de construire. Un vrai guerrier doit savoir ça avant d’user de sa force pour détruire les choses. J'espère que maintenant que tu l’a vécu dans ta chair, tu penseras autrement aux conséquences de tes actes.»
Bien qu’elle fut révoltée, pour la première fois Malvina fut à même de comprendre ce que Manfreid avait à lui enseigner. Elle trouva même cette leçon fort sage et y pensa longuement, une fois recroquevillée sur sa couche à la recherche du sommeil, le regard tourné vers les étoiles. Son père lui avait enseigné la technique, le sang et la brutalité. Peut-être lui fallait-il apprendre aujourd'hui à devenir un véritable guerrier en mettant une conscience derrière ses actes ? Cela sous-entendait qu’elle n’avait jamais été un guerrier jusque-là. Cette idée était proprement inadmissible, elle la rejeta en bloc et se blottit immédiatement dans sa hargne. Il n’était pas né, celui qui lui ferait avouer ce genre d’insanités ! Elle s’endormit sur cette pensée, bien loin encore de percevoir l'enseignement de son maître...
Après la dure leçon du ferrand, Manfreid décida d’emmener Malvina en chasse, histoire de trouver de la viande pour agrémenter les provisions bien trop sèches.
Ils marchèrent longtemps dans les montagnes, armés d’arcs, puis arrivèrent au détour d’un roc à la forme extravagante. Il sembla savoir où il allait. Le rythme s’accéléra et le Raide intima à Malvina de se montrer discrète. Ils progressèrent sous le vent, cachés dans des buissons épineux. De, là ils trouvèrent face à eux une paroi de roche abrupte, et au pied, une mère et ses petits chevreuils. La respiration des chasseurs était mesurée, la longue traque oubliée. Il n’y avait plus que ces quelques animaux qui sans se douter de rien se prélassaient au soleil. La mère prenait soin à chaque instant de ses petits, alerte au danger et prête à fuir à tout instant en les emmenant à sa suite. Eux pouvaient alors se repaître de cette herbe grasse et juteuse sans craindre quoi que ce soit, baignés dans l'innocence et la douceur.
Sans se laisser attendrir par cette scène, Malvina arma son arc, banda ses muscles et se concentra. Lorsque la flèche partit, Manfreid donna un violent coup dans l'arc, déviant le tir vers le sol. Les animaux s’enfuirent et le festin avec. Malvina, en pleine incompréhension, essaya d’armer une seconde flèche pour abattre au moins l’un d’entre eux, mais Manfreid l’arrêta :
« Ceci est ma cinquième leçon : celle de la mère. On l’appelle la force des femmes, la mère est miséricorde et paix. N’importe quel guerrier serait un chien sans elle. Oh, je vois cependant à tes yeux que tu n’es pas d’accord avec moi et que malgré tout, tu aurais bien pu tuer cette pauvre bête et l’ajouter au repas… Alors j’ai autre chose pour toi, prend une grande respiration. »
Surprise, Malvina s’exécuta. Alors, Manfreid plaqua sa main contre le ventre de Malvina… elle expira profondément.
« Tu devrais être à même de percevoir cette leçon, toi qui vas être mère. Tu as en ton sein l’embryon de la vie-même, mais tu ne t’en rendras compte réellement que le jour où la vie te fera mère dans la souffrance. Il te faudra force et courage pour élever cet enfant, mais aussi paix et pardon pour lui offrir la quiétude de tes bras. Le guerrier est à la fois l’un et l’autre, il sème mort et désolation mais sait respecter le repos des défunts et le sein de la mère. »
Malvina posa une main sur son ventre. Elle savait que d’ici quelques mois, elle ne serait plus à même de se battre, encombrée par un ventre gros et rond. Elle avait vu celui de Sanya, grandir et pousser. Elle l’avait vu peiner à porter cette charge… était-ce cela, être mère ? Est-ce que son mari allait lui aussi se mourir d’amour pour elle une fois cet enfant né ? Son frère Ynys ne réclamait qu’après Sanya…
Le soir, elle se coucha près du feu, la main posée sur son ventre. Quoi que renfermât la maternité, elle avait hâte de le découvrir.
Le matin suivant, Malvina se réveilla d’elle-même alors que le soleil était déjà assez haut dans le ciel. Elle trouva Manfreid occupé à boire et le questionna sur sa décision de ne pas la réveiller. Elle qui avait été levée tôt depuis le début du voyage se voyait octroyer des heures de sommeil en plus et elle l’en remerciait.
Avant midi, ils prirent les chevaux et s’éloignèrent un peu du village. Manfreid mit pied à terre devant un grand trou dans le sol. Malvina en fit autant et rejoignit son maître, penché au-dessus du trou. A ses côtés, elle put alors percevoir qu’il était profond d’environ 4 mètres. Dedans, il y avait des caisses en bois et des sortes de toiles bizarres, une corde enroulée et une échelle de bois qui permettait d’y descendre ou d’en remonter.
Et soudain, Malvina sentit un coup fort et brutal sur ses fesses. elle plongea tête la première dans l’obscurité du grand trou et atterrit avec un bruit mou sur les toiles en contrebas. Son cri de stupéfaction laissa place à un cri de rage. Elle sortit en se débattant comme une diablesse des vieilles toiles et regarda d’en bas un Manfreid qui lui avait botté le cul, plié de rire.
Elle sauta rageusement sur l’échelle pour apprendre à Manfreid à se foutre de sa gueule, mais arrivée au bout de son ascension, son maître mit un grand coup de pied dans l’échelle, qui se brisa. Malvina tomba à nouveau et se heurta cette fois violemment au sol, car rien n'amortit sa chute. Elle mit un certain temps à retrouver ses esprits. Manfreid sut que tout allait bien quand elle lui envoya une nouvelle vague d’insultes. Durant de longues minutes, elle chercha un moyen de remonter, s'acharnant sur les parois de terre qui entouraient sa geôle. Elle donna des coups de pied dans les caisses en bois qui obstruaient son passage et l’empêchaient de se débattre. Dans sa colère, ses mouvements ne faisaient que la blesser encore et encore. Lorsqu'elle progressait un peu, elle retombait immanquablement et son dos se heurtait à l’une de ces maudites caisses de bois.
Avec un grand sourire, Manfreid lui annonça que tandis qu’elle dormait paisiblement, lui creusait sa tombe. Il l’insulta longuement et dans des termes terriblement crus, qui mirent Malvina dans une rage noire. Elle redoubla d’efforts, tentant de se sauver de ce trou qui la rendait de plus en plus folle.
Désespérée, elle tenta d’empiler les caisses de bois, qui s’effondrèrent bien vite sous son poids : le bois était moulu, pourri et véreux depuis longtemps.
Manfreid se gaussait toujours, assis près du trou à la regarder s’énerver. Il était vrai que d’un point de vue objectif, la scène était pitoyable. Malvina, incapable de penser une fois l’adrénaline et la rage ayant empli son cerveau, se ridiculisait comme jamais auparavant.
Après un long moment de lutte inutile, elle se résigna à se saisir du tas de corde à ses pieds. Elle savait très bien ce qu’impliquait cette corde : elle ne pourrait pas se sortir seule de ce piège. L’objectif était-il donc de l’obligée à ravaler sa fierté pour demander de l’aide ? Elle se renfrogna. S’il était réellement question de faire profil bas, peut-être le pouvait-elle pour cette fois. L’idée de laisser Manfreid gagner du pouvoir et de l’influence sur elle la dégoûtait. Un homme, encore une fois, prendrait la place de son père pour la dominer. Encore heureux qu’elle s’entende avec son mari ! Car elle aurait pu haïr la race des hommes si lui aussi avait cherché à la modeler à son image...
Elle se fit violence et demanda à Manfreid :
« Allez, arrête la blague, je sais que c’est une de tes leçons. Je te lance la corde, attache-là à ce rocher, je remonte et tu me feras la morale. »
Armé d'un fin sourire, le Raide répondit :
« J’avoue, je suis démasqué. Lance moi la corde, on va voir comment tu te sors du trou. »
Malvina, soulagée, attrapa la corde à deux mains et commença à la dérouler, remarquant à peine qu’elle avait été soigneusement enroulée. Quand elle eut assez de leste, elle lança le reste de corde à Manfreid. Celle-ci se déroula en gagnant en hauteur, atteignant le haut du trou. La lumière était déjà basse et le soleil s’approchait dangereusement de l’horizon, mais ses réflexes de dornienne ne la trompèrent pas. D’un geste, elle fit un énorme bond en arrière, se collant à la paroi. En se déployant, la corde avait libéré une bête bien connue de son environnement désertique : un serpent brun qui tomba à terre, suivi de la corde que Manfreid n’avait bien évidemment pas attrapée. La bête siffla en s’écrasant au sol, le coeur de Malvina se serra tandis qu’elle calculait tous ses mouvements au ralenti. Un grand rire guttural en provenant du haut du trou la fit serrer les dents.
Manfreid finit par essuyer les larmes de rires qui commençaient à perler au coin de ses yeux :
« Bon, allez, je vais manger et me coucher. J’ai hâte de voir quelle drôlerie tu me réserve pour demain ! »
Et il s’éclipsa.
Coincée dans ce trou face à ce serpent, Malvina en avait presque oublié son maître pour se concentrer sur sa survie. A sa couleur orangée, elle avait reconnu une espèce vénéneuse particulièrement agressive. Elle remercia son père de lui avoir enseigné bien des choses sur les serpents et fouilla sa mémoire pour trouver une solution. Rien ne venait. Le bruit, les tremblements, les grands mouvements pouvaient faire fuir un serpent, mais dans la configuration présente, ils étaient coincés ensemble et le serpent n’était pas prêt de s’enfuir en rampant. Restait la solution de le tuer, après tout elle avait son épée à la ceinture. Rien ne l’empêchait de se battre pour sa survie, seulement cela impliquait de prendre le risque d’une morsure mortelle. Si Manfreid était réellement parti se coucher, alors elle serait morte avant le lendemain, sans aide et sans remède.
Elle décida qu’au vu de la lumière déclinante, le plus sage était avant tout d’allumer la torche. Le feu tiendrait l’animal à distance. Elle se pencha et récupéra le morceau de bois enduit d’huile et de graisse, qu’elle alluma. Une lueur jaune inonda soudain son piège de terre, elle dut cligner plusieurs fois des yeux pour s’y habituer. Lorsqu’elle les rouvrit, le serpent avait disparu. Lentement, elle planta la torche à une paroi et dégaina son épée. Du bout de la pointe, elle retourna une à une les caisses de bois pour le déloger. Il n’était sous aucune. Son souffle s’accéléra. Où était le serpent ?
Elle se leva d’un coup et chercha dans tous les recoins de la grotte, mais le reptile avait disparu. La torche jetait des ombres mouvantes partout, inquiétantes, qui déformaient sa vision et ne lui apportaient pas de réelle aide. Elle décida donc de l’éteindre, puis elle se remit à la recherche du serpent avec la ferme intention de se débarrasser de sa dangereuse présence, mais toujours sans succès. Ses yeux s’habituaient à l’obscurité et elle pensa qu’il était peut-être planqué dans une anfractuosité de la paroi. Elle y passa les mains, puis la pointe de son épée qui retourna la terre à de nombreux endroits. Et c’est là qu’elle la trouva : une faille étroite et recouverte, comme si le trou était à la jonction d’un tunnel qu’on aurait pas tout à fait fini de creuser. Un monceau de terre s’effondra, découvrant une ouverture, au-travers de laquelle elle passa son épée comme une pioche. Au bout de quelques temps de travail, elle dégagea un passage suffisant pour y glisser son corps entier. Il y avait bien un tunnel, une sorte de galerie souterraine creusée par l'érosion dans la roche. Le serpent s’était donc faufilé par l’interstice, échappant au feu en trouvant instinctivement la sortie.
Malvina s’y glissa sans crainte. Elle progressa quelque temps puis la faille s’élargit jusqu’à ce qu’elle put se tenir debout, mais bientôt le plafond s’abaissa peu à peu et elle finit sa progression en rampant. Elle s’extirpa enfin du trou et respira l’air frais tant attendu. Elle n’avait aucune conscience du temps qu’elle avait passé dans ces tunnels mais la lune était haute déjà dans le ciel. Elle soupira. Cette leçon était bien plus tordue que les autres mais quelque part, elle en avait compris le sens sans même que Manfreid eut à lui expliquer. Elle sentit une présence dans son dos et n’eut pas le temps de se retourner qu’un grand coup de pied au derrière l’envoyait au sol. Manfreid souriait, accompagné d’une bouteille de vin et de pain rassis :
« Je t’attendais, t’en veux ? »
Ils s’assirent autour de leur maigre festin.
« Tu as donc rencontré l’aïeule qui éclaire de sa sagesse… J’espère que tu sauras faire appel à elle lorsque tu t’emporteras à nouveau. Ne laisse pas la rage l’emporter, tu as l’aïeule en toi qui te souffle les choix qu’il convient de faire. Tu es très intelligente, Malvina. Tu aurais su trouver cette sortie si tu ne t’étais pas laissée guider par tes instincts. Je suis cependant fier que tu n’aies mis que la moitié de la nuit à te calmer ! »
Il partit d’un grand rire puis lui intima de se reposer. Le lendemain, ils seraient levés à l’aube...
Après ces leçons extravagantes, Malvina fut heureuse de trouver une journée d'entraînement normal. Se taper dessus à l’épée mouchetée contre un monstrueux géant était en fait relaxant, comparé à ce que ledit géant lui avait fait vivre précédemment. Pourtant, une fois encore, mal lui en pris de penser que l’entraînement de Manfreid avait quelque lien que ce soit avec ses anciens cours et combats...
Tandis qu’ils étaient en pleine joute, Manfreid fit soudain une pause et retira son casque. Il reprit son souffle et but, Malvina s’octroya donc elle aussi une pause bien méritée. Alors qu’elle se restaura, son maître lui annonça que la cinquième leçon qu’il voudrait lui enseigner aujourd’hui serait celle de la jouvencelle.
« Bien sûr l’amour, la pureté … voilà des figures avec lesquelles tu ne dois pas être bien habituée jeune lady. Je me trompe ? »
Mavina protesta en invoquant l’amour loyal qu’elle éprouvait pour son mari. Manfreid, comme à son habitude semblait enfin le comprendre Malvina, sourit de manière énigmatique.
« Cet amour que tu as en toi est une grand force. Elle doit te pousser à agir de manière noble. Il te faut visualiser les conseils que tu donnerait ton mari lorsque tu sembles sur le point de perdre tes moyens. Ainsi, si un ennemi tente d’utiliser tes faiblesses contre toi, tu sauras l’ignorer. Et tu verras, tu te sentiras alors bien plus grande que lui ! L’être que tu chéris est sans aucun doute une force tranquille à tes côtés au quotidien. La jouvencelle est le pendant de la mère. Lorsque la jouvencelle devient mère, elle garde l’amour pour son mari qu’elle éprouvait étant encore une enfant à peine sortie des leçon du mestre. Aujourd’hui, je vais t’apprendre à invoquer auprès de toi le souvenir de l’être aimé, pour que tu apprennes à l’utiliser pour garder ton calme. »
Le reste de la journée fut dédiée à des combats à répétition où Malvina sembla prendre confiance en elle. Elle réussit même à apprécier la compagnie du Raide et s’endormit le soir le sourire aux lèvres, le souvenir doux de Aenys sous les paupières.
Malvina fut réveillée en sursaut par une terrible douleur au bras droit. Elle ouvrit les yeux et vit Manfreid, à genoux à côté d’elle, concentré sur son bras. La douleur ne se calmait pas, elle la brûlait, et lorsqu’elle put enfin voir son bras, elle hurla de terreur. Un scorpion au corps aussi noir que l’ébène, de petite taille, était posé sur la peau de Malvina qui virait au violacée.
Manfreid, les mains couvertes par des gants de cuirs, rattrapa le scorpion par la queue et s’écarta un peu avant de le lancer au loin. Réveillée pour de bon, Malvina se mit à transpirer à grosses gouttes. Il s’approcha et se rassit, la regardant avec une grande pitié :
« Désolé je l’ai vu trop tard » dit-il
D’un coup, les larmes montèrent aux yeux de Malvina, elle se mit à haleter. Tout comme pour les serpents, elle connaissait suffisamment les scorpions pour savoir que celui-ci était mortel. Elle n’avait aucun moyen de rentrer chez elle prendre un antidote, elle se trouvait en plein milieu des Montagnes Rouges, perdue, loin de tout et de tous ceux qu’elle aimait. Elle se sentit désemparée, se faisant violence pour ne pas se laisser submerger par la douleur. Soudain, elle sentit Manfreid qui lui saisissait la main et captait son regard :
« Tu as peur de mourir Malvina ? »
Elle réagit de manière bourrue et sèche, retenant ses larmes. C’était donc avec cet énrgumène qu’elle allait achever sa vie, cet entraînement aurait été vain. Elle trouva le courage de lui répondre :
« Oui bien sûr abruti »
Manfreid soupira et lui saisit le visage en coupe entre ses deux grandes mains calleuses :
« Alors pourquoi vas-tu au combat sans réfléchir ? Pourquoi risquer sa vie de façon inconsidéré ? »
« Mais pourquoi est-ce que tu continues avec tes leçons ?? Tu ne vois pas ? Je connais ces scorpions, je n’ai pas le temps de rentrer et puis la fièvre ne va pas tarder à me saisir… ça n’a pas d’importance, tout ça...Je vais mourir. »
Manfreid se tut longueulement, l’observant en silence. Puis il lui demanda :
« A quoi penses-tu ? »
« A mon père, mon frère, à Aenys… A cet enfant que je vais tuer avec moi, je ne connaîtrai jamais la figure de la mère. A Sanya qui va être si triste… A ma mère, à ma soeur… A mon château, je ne vais pas revoir mon château, mon cheval dont personne ne va vouloir s’occuper… Et puis tous ces instants de vie… Se lever le matin, se coucher le soir, rien que ça ! Mais c’est fini. »
« Tu n’as jamais ressenti ça avant ? Tu n’as jamais eu peur de mourir ? »
Malvina ne répondit rien, la tête lui tournait et lui faisait mal.
« Et si tu n’allais pas mourir ? »
Malvina n’eut pas de réelle réaction, se laissant aller à sa mort imminente. Mais elle lâcha dans un souffle :
« Je ne veux pas mourir… S’il te plaît, je ne veux pas mourir... »
Et alors que, tellement affaiblie par le venin qu’elle perdait conscience, Manfreid sortit une petite fiole et lui fit boire son contenu, avant de la la laisser se reposer.
Durant toute la journée, Malvina fut agitée par un sommeil fiévreux, rempli de cauchemars. Le soir elle se réveilla enfin et Manfeid lui révéla la portée de sa leçon : celui de l’étranger, synonyme de mort et d’inconnu.
« Normalement on apprend aux soldats à ne pas avoir peur de l’étranger, mais un vrai guerrier se doit de respecter l’étranger et le craindre, surtout toi, guerrière au manque évident de sang froid et d’instinct de préservation. Tu chéris la vie et pour la sauvegarder, tu te dois d’apprendre à respecter l’étranger pour en faire ton allié dans toutes les batailles. Tu sèmes la mort, mais tu dois aussi la craindre et l’accepter lorsqu’elle viendra. »
Malvina dormit longuement pour se remettre de la leçon de l’étranger, mais Manfreid finit par la réveiller tout de même. Il s’agissait du dernier jour et de la dernière leçon, il ne pouvait pas la laisser trop longtemps rêvasser.
Ainsi le dernier exercice, serait comme un jeu. Lui tiendrait le rôle d’un assassin déterminé à la tuer, correctement protégé et armé d’une épée d’acier valyrien. Elle, seulement équipée de vêtements légers et d’un stock d’épées de bois, devrait lui faire face.
Bien sûr, malgré tous ses efforts, la journée durant Malvina échouerait à vaincre un Manfreid ainsi paré, armée de simples bâtons, qui seraient détruits comme des brindilles. À la fin Manfreid, lui mettrait même l’épée sous la gorge, car il s’ennuierait ferme.
« Tu as perdu » lui annoncerait-il.
Malvina répondrait alors :
« C’était trop difficile, je ne pouvais pas te vaincre, ce combat était déséquilibré ! »
« Il y avait pourtant une façon de me vaincre. Tu aurais dû fuir. Un vrai guerrier ne laisse pas son adversaire gagner et ne meurt pas inutilement. Si ton adversaire est plus fort que toi, qu’il te veut vivant et qu’aucune issue n’est possible alors mets fin à ta vie. Mais quand son objectif est ta mort, ta fuite sera ta victoire !
As-tu déjà tout oublié ? Ce combat était injuste, bien sûr, comme beaucoup de combats le seront, car la vie est ainsi faite. »
Soudain, Malvina l’interrompit.
« Pardonne-moi, mais je crois avoir compris cette dernière leçon. Permets-moi d’essayer. En acceptant de combattre contre toi, j’ai négligé toutes tes leçons depuis le début de notre voyage. Tout d’abord, celle du père car j’ai essayé de te vaincre sans penser aux conséquences de mes actes. Ainsi, je n’ai pas pensé selon la figure du ferrand. J’ai agi sans être en pleine connaissances de la situation et sans réfléchir aux autres perspectives qui s’offraient à moi. J’ai trahi l’aïeule. Je n’ai pas envisagé ma propre survie, j’ai donc manqué à la leçon de l’étranger. En tombant au combat, j’aurais à la fois abandonné mon mari Aenys et condamné l’enfant en moi à la mort avant même d’avoir vécu. Je n’ai donc pas suivi les enseignements de la mère et de la jouvencelle. »
Le visage de Manfreid s’illumina d’un sourire franc. Malvina posa son épée de bois au sol.
« Il est inutile de m’expliquer la figure du guerrier. Le guerrier est celui qui, épée au poing, est capable d’avoir conscience en lui des septe facettes du dieu. Le guerrier ne peut être considéré comme tel que parce qu’il ne trahit aucune de ces facettes. Tu peux me laisser, maintenant. J’ai compris tes enseignements. Je vais poursuivre mon voyage pendant plusieurs semaines, afin de rentrer chez moi comme une véritable guerrière. Préviens ma famille, lorsque tu les verras. »
Manfreid ramassa ses affaires et se remit en chemin en direction des Météores. Malvina resta seule longuement, la tête appuyée sur le tronc moussu d’un arbre. Elle passait négligemment une main aimante sur un ventre qui s’arrondissait de jour en jour. Elle souriait.